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Frédérick Houdaer

 

EXIT EDEN

           

nudité de la mère

nudité de l’enfant

nudité du lit

nudité des murs

nudité de l’ampoule

je m’habille

passe entre deux colonnes

de cartons

pour sortir

 

Mon portrait tiré par Alice Pelaudeix.

 

RETOUR À LA TERRE

 

La femme de la mairie est une quadragénaire blonde. Je mate ses jambes superbes au travers du bureau tout en verre. Je pense à la baiser sur son lieu de travail, elle m’explique avec le sourire que je ne suis pas le seul à souhaiter bénéficier d’un jardin familial.

-  Est-ce que vous pouvez tout de même faire un petit quelque chose pour moi ?

Je lui parle de mes gosses qui réclament à corps et à cri leur mètre carré de gadoue rien qu’à eux dès qu’il pleut.

-  Je peux vous inscrire sur une liste d’attente. Sur la liste d’attente pour les jardins familiaux. Il y en a pour plusieurs mois, je préfère être franche avec vous.

Un an plus tard, quand on me signale que j’ai enfin droit à mon lopin de terre, je n’ai plus de famille. J’ai trop aimé de blondes aux jambes superbes dans le dos de ma femme. Mais maintenant, j’ai mon petit jardin. Paraît qu’on ne dit plus “ jardin d’ouvrier ”. Ça tombe bien, je n’ai jamais été ouvrier, contrairement à mon père avec lequel je me suis brouillé. Pour le reste, et fraîchement divorcé, je lui ressemble de plus en plus.

En sus de mon bout de terrain, j’ai gagné une cabane minuscule. Il y a la place d’y ranger une pelle, un râteau et un sac d’engrais (pas deux). J’aurais mauvaise grâce à me plaindre.

Je consulte de nombreux catalogues recensant tout ce qu’on peut enfouir dans la terre en espérant voir jaillir un jour quelque chose de comestible. On l’aura compris, je ne suis pas parti pour faire pousser des fleurs. Mon voisin s’en charge, et se charge par la même occasion d’attirer toutes les abeilles du coin avec ses parterres puants. Ses fleurs portent toutes des noms différents, il me récite plusieurs fois une liste impressionnante. Je me montre un élève remarquablement peu doué, retiens juste que ses œillets d’inde ont le pouvoir de chasser la mouche de la carotte.

Mon père dans son jardin d’ouvrier. Je le revois alors que j’essaye de faire la sieste à l’ombre (maigrelette) de ma cabane. Il semble plus jeune. Il l’est, et moi, je suis gamin. Je le revois échanger des coups avec maman. À elle, l’arrosoir. À lui, le râteau. Le râteau gagne. Dans le jardin. Devant le juge, au moment du divorce, c’est l’arrosoir qui a le dessus.

Mon voisin, qui récidive dans les fleurs, vient me déranger.

-  Vous n’avez encore rien planté ?

-  Vous êtes bien placé pour savoir que non.

-  Non, vous avez planté, ou non, vous n’avez rien planté ?

-  J’y réfléchis, là. C’est vous qui m’avez incité à réfléchir, à prendre le temps de.

-  À prendre le temps de ?

-  De réfléchir. C’est vous qui m’avez dit ça, je répète vos propos. Je n’ai pas lus tous les livres que vous m’avez prêtés, vous voudriez que je me lance comme ça, à l’aveuglette ?

Il est presque midi, le type bat en retraite.

 

Les week-ends où j’ai mes gosses, je les emmène sur mon petit bout de terrain. Les premiers week-ends. Après, j’arrête. Marre de voir mon fils ou ma fille se blesser plus ou moins grièvement avec ma seule pelle ou avec un bout de tuyau (oui, un simple bout de tuyau), marre de les ramener en sang à leur mère le dimanche soir, marre de devoir fournir des explications à cette femme (“ tu vois, mon ex-chérie, la pelle était posée comme cela au fond de la cabane, bien en retrait, et il a fallu que ton fils, que notre fils aille saisir le manche... comme un manche justement, ha-ha, oui, non, ce n’est pas drôle, tu as raison, et oui, la prochaine fois, j’aurais ce qu’il faut avec moi pour désinfecter le bobo... et oui, ce n’est pas un bobo mais une plaie, et la prochaine fois... oui, si ça ne tenait qu’à toi, il n’y aurait pas de prochaine fois, mais oui, ça ne tient pas qu’à toi, et oui, ça ne tient souvent pas qu’à nous, il y a comme une sorte d’humilité à apprendre bon gré mal gré, ça fait partie de ces choses qu’un simple bout de terre peut nous aider à, et bon, c’est moi qui aujourd’hui peut profiter d’un pareil lopin, c’est moi qui me suis tapé la paperasse administrative, c’est moi qui en ai fait la demande voilà plus de deux ans, c’est moi qui en ai fait la demande pour nous, ce n’est pas ma faute si tu as choisi de... ”).

Je bouquine à l’ombre de ma cabane. Elle tourne comme une trotteuse et m’oblige parfois à être assis au bord du terrain fleuri, pour dire l’exiguïté des parcelles. Je ne bouquine pas les livres de jardinage prêtés par mon voisin “ aussi longtemps que nécessaire ”, mais des livres sur la deuxième guerre mondiale. Quand je relis des slogans vichyssois du genre “ La terre ne ment pas ”, je rigole. Mon voisin aux premières loges se pince en me regardant, vérifie que c’est bien Amouroux, l’auteur du bouquin qui provoque mon hilarité. Réagit à son tour :

-  Cet historien, je l’ai dans ma bibliothèque... enfin, dans celle de ma femme. Vous me donnez envie de le relire. Je me souvenais pas que c’était marrant à ce point. Vous me faites penser à moi quand j’ai lu “ La foire aux cancres ”, la première fois. Au fait, vous avez lu “ Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? ”, l’autobiographie de Sim ? Parce que je l’ai. Celui-là de bouquin, je peux aussi vous le prêter, en plus des autres...

 

La personne qui se tient à l’accueil de la mairie n’est plus la blonde d’autrefois. Je demande à un barbu à moitié réveillé ce qu’elle est devenue. Il est incapable de me répondre. Il semble n’avoir jamais croisé de blonde de sa vie. Je lui demande autre chose, je lui demande si il est possible de lâcher rapidement le jardin que je loue à la municipalité. Le barbu a l’air étonné.

-  Vous êtes sûr de vouloir “ le lâcher ” ?

-  Absolument.

-  Ce n’est pas difficile. Vous remplissez la feuille, là...

-  Il n’y aura pas de temps d’attente ?

-  Vous rigolez ? Vous vous souvenez des mois pendant lesquels vous avez poireauté, en attendant de bénéficier de ce jardin ?

-  Vous avez bien raison d’employer le verbe “ poireauter ”.

-  Vous allez faire des heureux en le “ lâchant ”.

 

Marche arrière. Le barbu m’a fait entendre raison. Il a su imiter le petit cri strident de la taupe dont chaque monticule m’encourage à ne pas jardiner, à continuer de ne rien faire. Et je me sens à nouveau le droit de paresser sur mon lopin de terre. De me cramponner à lui de tous mes orteils.

Je le retrouve comme aux premiers jours. Mon voisin, lui, a changé. Depuis que ses parterres de fleurs ont été saccagés et sa cabane visitée par des vandales de la banlieue voisine, je le vois pleurer fréquemment. Je le vois se replier sur lui-même. Dépérir. Je ne tente pas de le réconforter, je ne lui prête même pas mon unique arrosoir (les siens ont été crevés). Que lui reste-t-il à arroser, d’ailleurs ?

Nous sommes à la fin de l’été, et je pense déjà à l’hiver. Je songe à mon avenir. La dernière blonde que j’ai baisée, en l’occurrence ma patronne, m’a posé un ultimatum dont l’issue apparaîtrait effrayante à plus d’un. Mais plus je pense à cette femme, plus je la vois comme “ la terre que j’ai le mieux labourée et arrosée, ces derniers temps ”. Le collègue de travail à qui j’ai sorti cette image m’a interrompu d’un “ ne me dis pas que tu l’as mise enceinte, ne me dis pas ça, pas la boss ! ”. J’ai compris qu’il n’était pas disposé à m’entendre parler de “ moisson ”, je n’ai pas insisté. En mon for intérieur, je me sens bien parti pour développer un nouvel art poétique, rien moins. Le manège de deux ou trois fourmis suffit à m’hypnotiser une heure durant. Ce n’est pas telle pression d’ordre social ou familial qui va nuire au processus se produisant en moi.

 

Mes enfants grandissent, s’affirment chaque jour davantage. Ils me font savoir qu’ils souhaitent retrouver mon “ jardin-qui-n’en-est-pas-un ” (ces deux derniers mois, nos rencontres dominicales se sont jouées au cinéma ou dans des parcs d’attractions). Pour les déstabiliser, je leur annonce qu’ils auront bientôt un demi-frère ou une demi-sœur. J’oublie complètement mes lectures les plus récentes où l’accent est mis sur le vocabulaire à emprunter ou à ne pas emprunter dans ce genre de situation. Je ne crois pas possible que ma situation familiale se dégrade davantage. Je me trompe. Je n’ai “ encore rien vu ”. C’est le mot que se sont passé (avant de me le répéter) mes enfants, mon ex-femme, et ma patronne. Celle-ci, enceinte de quatre mois, arbore déjà un ventre impressionnant. Le soir où elle m’annonce qu’elle attend des jumeaux, “ les tiens autant que les miens ”, je me réfugie sur mon lopin de terre, prêt à vivre une nuit d’ivresse et de voûte étoilée. La femme engrossée m’y rejoint. Qu’est-ce que je fais avec cet outil de jardin à la main ? Est-ce seulement l’un des miens ? Quand je le ressors du corps de l’emmerdeuse en chef, je reconnais un ustensile de mon voisin, l’un de ceux qu’il m’a déclaré lui avoir été volés.

Au dessus des cabanes de jardin, le ciel nocturne tient toutes ses promesses, je regrette ne pas connaître les noms des différentes constellations. Je me promets de combler cette lacune dans un avenir proche, quels que soient les désagréments et contraintes que celui-ci me réserve.

Au passage d’une étoile filante, je forme un vœu.

 

Photo extraite d’une vidéo de Bertrand Louis

 

 

MARCEL AIME LIRE

 

       Dans les rêves de Marcel, le donjon de béton est tout à lui. Uniquement dans ses rêves. Le jour, il ne peut sortir du H.L.M sans rencontrer l’un de ses voisins. 

       Cette fois, Marcel croise la vieille Samia qui marque les secondes en clignant des yeux, le chômeur du quatrième qui fait toujours semblant de mâcher un chewing-gum, Monsieur Georges qui a essayé de recruter tous les retraités de l'immeuble dans son association, et quelques mômes.

       Ce sont ses voisins les plus polis, Marcel les salue. Tous, sauf les mômes. Il presse un bouton, ouvre les portes du dernier sas. Il actionne également sa mémoire. Sa dernière soirée télé : ce film de science-fiction où un cosmonaute s’éjectait lui-même dans le vide de l’espace.

       Après avoir contourné une pelouse miteuse et désertée par les insectes, Marcel continue de croiser des gens. Il connaît bien son petit monde, de là à l’aimer... Est-ce que les autres personnes l’aiment ? Parce que les goûts et les couleurs, ça a beau ne pas se discuter, on peut toujours déclarer une guerre avec ça. Madame Feneul conduit bien une voiture rouge vif (qu'elle n’a jamais su garer). Monsieur Brousloux, un chti, a bien repeint la rampe de son balcon en “ bleu Méditerranée ”. Les Lafaye ont bien fait teindre en violet leur caniche qui pisse dans l’ascenseur.

       Au carrefour, le petit bonhomme est rouge. Juste au dessus, un être androgyne louche vers son front couvert de chiffres. Marcel fixe le panneau quatre par trois. Le message ne peut pas ne pas passer au dessus de sa tête. Le petit bonhomme est vert. Marcel ne bouge pas.

-  Vous voulez que je vous aide à traverser ?

Marcel reçoit la proposition du jeune homme comme elle le mérite.

-  Lâchez mon coude. J’ai pas droit de reluquer la pub ? J’suis trop vieux pour ça ?!

Le temps de franchir seul la chaussée, Marcel regrette sa réaction. Il aurait mieux fait de demander au jeune type quel produit vantait l’image.

       Une pause dans le square situé derrière le carrefour. Marcel souffle, à mi-chemin de son parcours jusqu’à la galerie marchande. Deux signes cabalistiques s'enlacent sur le mur qui lui fait face : un tag et l'ombre des branches d'un arbre malade. Marcel se laisse hypnotiser par ces entrelacs mouvants.

       L’hystérie d’un sale môme le réveille brutalement. Pas question de rester assis au milieu d’une smala déchaînée. Marcel quitte le square, gagne le centre commercial. Suivi par un sac plastique qui se traîne au sol, à demi gonflé par le vent. Marcel ignore ce fantôme usé par l’âge.

       En cette fin août, les magasins relèvent leurs rideaux de fer les uns après les autres. La galerie marchande se réveille progressivement, avec des battements de paupières qui ne sont pas synchrones. De quoi Marcel a-t-il besoin aujourd'hui ? De ses journaux, d’une boîte de zan et de quelques bricoles de papeterie.

       Le boulanger a changé son enseigne, en a profité pour augmenter le prix de la baguette. Ce n'est pas le buraliste qui se permettrait d'augmenter le prix d'une revue sous prétexte de travaux estivaux.

       - Bonjour, Luigi.

       - Salut, Marcel... Tu peux y aller, y’a de l’arrivage. T’essayes quoi aujourd’hui ?

       Luigi présente Marcel à ses autres clients :

       - Vous voyez, M’sieurs-dames, ce papi, là... Il se contente pas de me prendre le canard du jour et bonjour-au revoir. Presque à chaque fois, il achète une revue différente. C’est ce que j’appelle un client. Hein, Marcel ? O.K, je veux pas te perturber dans ta concentration, je te laisse tout regarder. Et ce droit-là, c’est pas pour tout le monde ! À bon entendeur… Prends ton temps pour choisir. En attendant, je te prépare ta boîte de zan, comme d’hab’ ?

       - Et de la colle aussi. Pas de la “ qui pue ”. En bâton, s’il te plaît.

       Marcel attrape un magazine sur son présentoir. 

       "REDECOUVREZ VOTRE CORPS". 

       Il achète trois revues aujourd’hui : une spécialement calibrée pour un lectorat masculin, une autre consacrée à la nature, et une troisième de vulgarisation scientifique destinée aux ados et que Luigi reconnaît ne pas être parvenu à lire.

       Marcel s’offre un faux départ. Sur le point de quitter le marchand de journaux, il se ravise et demande des timbres.

       - T’es comme les grandes vedettes. Ta tournée des adieux, ça n’en finit pas ! rigole Luigi.

       Pour retourner chez lui, Marcel repasse par le square sans s’arrêter. Partout, des gosses aux visages marqués par la même conjonctivite, comme s’ils partageaient un trait de famille. Au carrefour, un coup d’œil sur la méga-réclame de tout à l’heure. Marcel la comprend enfin. Cette image bizarre fait allusion à Internet et à toutes ses foutaises.

       Le digicode. L’ascenseur qui se fait attendre. L’ascenseur qui monte n’importe qui. L’ascenseur aux parois tapissées d’une moquette qui gratte aussi bien les avant-bras qui s’y frottent que les yeux. Un palier. Le bon. Le sien. La serrure trois-points de sa porte. Son chat.

       Marcel peut allumer la lampe au dessus de son bureau. Sortir sa paire de ciseaux planquée dans un tiroir pour éviter que Félix ne joue et ne se blesse avec. Marcel part à la chasse aux mots. 

       Marcel a plusieurs lettres à envoyer : une pour la presse, une pour la police... et la dernière pour la maman de la petite Sandra (sa voisine qu’il a vue à la télévision hier).

       “ JE SAIS ” “ où ” “ VOUS ” “ TROUVER ” “ EZ ” “ le ” “ CORPS ”

       Le début est toujours laborieux quand Marcel compose ses messages.